Quelques réflexions en vrac, la plupart tirées de Feu de tout bois.
Je suis persuadée qu’un livre naît de presque rien. Il se développe souvent à partir de quelque chose d’infime qui pourrait se comparer à ces fils de la Vierge qui flottent en travers de notre chemin et que nous révèle un rayon de soleil ou un frôlement sur notre visage : nous ne voyons ni leur début ni leur fin, ils semblent fragiles et en même temps indestructibles ; ou encore à un fil d’une couleur particulière qui courrait dans la trame de notre existence quotidienne, tantôt caché, tantôt visible, mais jamais rompu. Qu’est-ce donc qu’écrire un roman sinon retisser à sa manière tous ces fils qui flottent dans notre imagination, échappés de quelque ancienne tapisserie restée inachevée ?
J’ai remarqué que le nœud d’un récit peut se faire du rapprochement de deux idées tout à fait indépendantes. Alors le récit prend, comme on dit d’une mayonnaise.
Il y a un temps destructeur, on ne le connaît que trop celui-là, qui fait peur et travaille contre nous à défaire ce que nous sommes, mais je sens aussi, presque physiquement, l’existence d’un autre temps, un temps bâtisseur, un temps qui travaille pour moi, avec moi, à mon insu, nuit et jour. Un temps qui fait mûrir. Je le sens qui marche à mon côté. Je ne le sens pas toujours mais quand je le sens, je ne doute pas de son œuvre.
C’est justement le travail de la fiction de cerner les impressions, les préciser, les développer, les compléter, car elles sont fragmentaires et même se réduisent souvent à presque rien. C’est un peu un travail de marouflage : offrir – pour sa conservation – à un vestige fragile du passé la solidité d’un support fiable qui permette de révéler sa beauté, invisible jusque-là.
Au fond on pourrait passer sa vie entière à balancer ainsi d’une possibilité à l’autre sans donner corps à rien, juste une quête et une inquiétude qui vous point à chaque instant sans qu’on en sache la raison et qui vous pousse à chercher sans trouver ce qui n’a ni lieu ni forme – cette quête ayant justement pour objet de lui donner lieu, nom et forme… Et l’idée qu’il n’y a aucune raison que cela cesse un jour et qu’on continuera jusqu’au bout à chercher ce qu’on sait qu’on ne trouvera jamais, cette idée, curieusement, au lieu d’être désespérante est joyeuse et fouette l’esprit comme un grand vent par une fenêtre ouverte.
Il faut que la fiction reste libre, mouvante, jamais stabilisée – même si certains lecteurs risquent de trouver ça inconfortable.
Je constate une fois de plus ceci : on écrit souvent quelque chose sans savoir précisément à quoi cela nous servira. On a l’impression que c’est gratuit, que cela ne se rattache à rien. On se trompe. Cela sert presque toujours. Tout se rattache à tout.
Entamer l’écriture d’un roman donne le trac. On risque gros. Je relis La Route des Flandres. C’est le genre d’émotion que j’aimerais que mes livres suscitent : on retient sa respiration, pris d’un frisson, ce que Tourgueniev désignait par « cet engourdissement, ce froid et cette douce horreur de l’enthousiasme qui saisissent instantanément l’âme quand la beauté fait soudain irruption». Car il y a une part d’horreur dans tout cela
Il est toujours un peu déplaisant de devoir inventer des noms de personnages. La recherche d’un nom de lieu a un sens parce qu’il renferme des connotations, en revanche cela n’a aucun intérêt qu’un personnage s’appelle Marco ou Karl, Mona ou Isabelle. J’aimerais pouvoir m’en passer, mais le lecteur n’y comprendrait plus rien.
Bizarre, ces sautes d’humeur à propos du livre qu’on est en train d’écrire. Avant-hier j’avais l’impression très nette d’avoir en main quelque chose de solide sur quoi bâtir la suite, et hier la sensation de patauger et d’en être encore à avant le commencement. Quand est-ce que j’avais raison : hier ou avant-hier ? Sans doute que l’un et l’autre jour j’avais raison et tort, puisque écrire un livre c’est faire du solide avec rien.
C’est l’écriture qui doit porter un livre à bout de bras, pas une histoire. Il faut que le livre semble à la fois inépuisable et inachevé, et que l’écriture soit inattaquable. Sans elle tout s’effondre.
On ne peut pas, ou plus, écrire par exemple : «Il pouvait enfin s’abandonner à la joie de quitter Obronna», ou bien: «Il ne savait pas ce qu’elle avait voulu dire, mais il craignait instinctivement que…». Vous me direz qu’on lit ça partout et que ça n’a l’air de poser de problèmes à personne. À moi, si.
Il est intéressant de constater que plus c’est difficile à exprimer, plus cela a de chances d’être bon, à la fin. Il ne faut pas se dire que c’est trop compliqué, trop difficile, trop fragile, qu’il vaudrait mieux laisser tomber ; que cette infime impression dont on n’est même pas sûr, ce tropisme, ne mérite pas qu’on se donne tant de mal pour l’exprimer et qu’on pourrait y renoncer tout simplement sans que l’ensemble y perde. C’est faux. C’est justement cela qu’il faut écrire. Ne pas rester à la surface, ne pas chercher à se faire comprendre avant tout, ne pas simplifier, ne pas aller au plus court. Quand on écrit un roman on se tourne vers des choses troubles qu’il s’agit d’explorer à l’aide de mots. Peut-être dans ces grandes profondeurs rencontrera-t-on quelques lecteurs qui se seront aventurés jusque-là. Ne rien expliquer mais donner des frissons : on a cru sentir bouger quelqu’un derrière le rideau. C’est cette impression-là qu’on devrait retirer d’un roman.
J’ai constaté une fois de plus que ce qui paraît être au premier abord le plus trouble et le plus difficile à exprimer aboutit souvent, une fois qu’on a réussi à l’extirper de l’ombre et à le mettre en mots, aux passages les plus satisfaisants
Un livre, au début, c’est vraiment comme un cadavre, ça pèse des tonnes. On a l’impression que c’est folie de vouloir le ressusciter. Mais il ne faut pas se poser de questions, il faut le travailler, le tourner et le retourner dans tous les sens, une espèce de respiration artificielle, avec l’énergie du désespoir. Jusqu’à ce qu’on sente que le livre (qui est encore loin d’en être un) répond. Il se met à réagir. Et là, ce n’est pas le moment de le lâcher. Il faut le harceler et tendre l’oreille à chacune de ses réactions. Au bout d’un temps plus ou moins long il commence à vivre. J’en suis à ce moment où le livre se met à réagir, sinon à fonctionner vraiment (mais je n’en suis pas loin). Je sais que c’est à partir de ce moment-là (qui tourne autour de la cinquantième page) qu’un livre démarre et que son écriture va en s’accélérant, de manière prodigieuse vers la fin. Ensuite, une fois franchie cette étape – l’épreuve éliminatoire pourrait-on dire –, une grande part du travail est un travail de surveillance. Il faut surveiller chaque réaction du livre, comme une sauce, pour qu’il ne déborde pas, qu’il reste à la bonne température, qu’il prenne et ne tourne pas. C’est fascinant, et le plaisir vient aussi. Parce qu’il faut l’avouer, on n’en a guère eu jusque-là.
J’ai noté dans Après-midi d’un écrivain de Peter Handke cette définition de l’œuvre : «Quelque chose où le matériau n’était presque rien et la disposition presque tout; quelque chose qui au repos restait en mouvement, sans rien pour le faire tourner, où tous les éléments se maintenaient eux-mêmes en suspens; qui était ouvert, accessible à chacun et inusable. » Et aussi : «Ce qui, à l’occasion, disait tout par éclats, ne disait plus rien quand c’était un ensemble organisé. »
Lire de la littérature exige du lecteur une participation active et désintéressée. Ce n’est pas à la portée de tout le monde.
Des gens me demandent « sur » quoi j’écris, et disent qu’il faut raconter quelque chose à quelqu’un, alors que l’affaire est entendue : on ne dit rien de particulier et on ne s’adresse à personne. Cela posé, on respire mieux et on commence à s’avancer, bravement, vers le livre à écrire.
Parler de soi ne va pas de soi. On risque d’y perdre cette distance, ce détachement qui font le « style ».
Dès qu’on écrit, des portes s’ouvrent sur des galeries, des labyrinthes, des palais des miroirs.
Encore une fois se vérifie ce que j’ai constaté précédemment pour l’écriture d’autres livres : on a des idées isolées, des fils épars, et on se demande ce qu’on va faire de ce ramassis d’éléments hétéroclites sans lien apparent entre eux. Mais il y a toujours un lien entre eux, et ce lien est à chercher en soi-même.
Hier j’ai noté cette citation de Maurice Estève : « Il me suffit de commencer : deux points, une certaine courbe, une certaine spirale et la composition s’engage entre ce qui va naître sur la toile et mon activité de peintre. Voilà comment cela se passe. Évidemment, plus je nourris la toile, plus elle prend de l’autorité. » Gombrowicz ne dit pas autre chose. Et Claude Simon.
Toujours distordre à temps ce qui commencerait à couler trop droit.
Comme si la littérature avait pour fonction de réconforter, comme si on demandait à un livre d’offrir je ne sais quel antidote à la dureté de la vie, alors que l’antidote c’est justement d’écrire cette dureté, de l’enfermer dans la cage des mots pour qu’elle s’y tienne tranquille.
Je préfère les personnages débarrassés des parents, de la sœur, des voisins, abandonnés dans un monde qui ne les connaît pas, un monde inconnu d’eux, des personnages qui restent immobiles sous la voûte du ciel, à grelotter d’angoisse en pensant à la mort.
Il faut être le plus elliptique possible en restant le plus clair possible, c’est ce point-là, très ténu qu’il faut viser, entre ombre et clarté.
Ce genre de question de ponctuation qui peut me poursuivre pendant des jours : « le bas de sa robe à fleurs passée usée balaie le sol sableux ». Je n’ai pas mis de virgule parce que l’absence de virgule permet de faire voir le balancement du tissu de la robe longue, une robe de pauvresse boiteuse de surcroît (on entend presque le léger frottement sur le sol), il y a un rythme. Si j’écris : « le bas de sa robe à fleurs, passée, usée, balaie le sol sableux », on perd ça au profit de renseignements précis sur cette robe, ce dont on n’a que faire, c’est l’impression qui se dégage qui est importante. Mais je vois déjà la correctrice me rajouter des virgules que je me suis justement refusée à mettre.
Toujours ces deux tentations contradictoires d’un récit concentré au maximum, ramassé sur lui-même, pur, auquel rien ne pourrait être retranché sans mettre en cause l’ensemble et d’un livre foisonnant, bourgeonnant, tout en ramifications et digressions.