Comment je n’ai jamais goûté à la « pacha »

Nouvelle parue dans Récits sur assiette, recueil collectif de textes d’auteurs romands sur la cuisine, réunis par Corinne Desarzens (Bernard Campiche Editeur, 2009)


Le charchafchi, c’est celui qui fait des charchaf (des draps). Le marmarchi, c’est le marbrier. Le kebabchi fait du kebab. Le kahwachi fait du café.
Bien. Je vois.
Mais alors, pachachi ? Que fait M. Pachachi, ou plutôt qu’a fait celui qui a donné son nom à la famille Pachachi ? Eh bien, la pacha, évidemment !
La pacha ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Un vêtement ? Une sorte de selle pour les chevaux ? Un onguent pour soigner les piqûres de guêpe ?
Ça se mange.
Je me renseigne.
Farah se renverse en arrière et se met à rire. La pacha ? Vous ne voulez pas manger de la pacha, tout de même ?
Heu… si… Pourquoi, ce n’est pas bon ?
Si, si, c’est délicieux ! Quand j’étais jeune j’adorais ça, on en mangeait toujours en été chez ma grand-mère, mais depuis que j’ai vu comment ça se prépare… Ah non, plus jamais, si vous saviez, ça vous couperait tout de suite l’envie d’en manger. Vous reprendrez bien des feuilles de vigne ?
Mais Farah est très distinguée et possède une galerie d’art. Il me vient à l’idée qu’il est peut-être vulgaire d’aimer la pacha, que c’est peut-être un plat trop populaire, un de ces plats qu’on mange dans les gargotes où ne vont que les hommes, des rustres qui s’essuient la bouche du revers de la main en regardant passer les femmes, ou ce qu’on en voit ici, leur menton dégoulinant de graisse, l’or d’une canine luisant au coin de leur sourire de brute ?
Mais d’autre part si la grand-mère de Farah elle-même…
Quand j’ai demandé à Kamal où on pouvait manger de la pacha à Bagdad il s’est mis à rire. C’est une manie. Est-ce qu’il y aurait un autre sens, obscène, que dans ma candeur d’étrangère j’ignorerais ? On dit souvent qu’en arabe classique la plupart des mots ont trois sens : le premier, le deuxième qui est le contraire du premier, et le troisième qui, pardonnez-moi, est proche de « trou du cul ».
Insistons.
Il essaie de me faire comprendre que c’est lourd, lourd, à peine supportable, tout ce gras de bœuf. C’est bien pour cela que la pacha est un plat d’hiver.
Ah bon ?
Non, sérieusement, il me déconseille d’essayer. (Kamal est un homme charmant mais autoritaire.)
Farid se gratte la tête. Il ne connaît pas beaucoup d’endroits à Bagdad où l’on puisse manger de la pacha. C’est tout de même compliqué à préparer ce genre de plat. En tout cas dans sa famille on n’en fait plus. Ce n’est pas que ce soit si long à cuire, non, mais c’est la préparation, vous savez : il faut éplucher soigneusement la langue et la cervelle – et surtout bien battre la langue. Il faut aussi faire attention à ne pas laisser de poils parce que les poils qui surnagent (dans le bouillon où cuisent les pattes), ce n’est guère appétissant, vous en conviendrez. Coudre la panse est aussi une affaire délicate. Et puis tout ce travail, les femmes ne sont plus prêtes à passer autant de temps pour faire la pacha, surtout en ce moment, on a d’autres soucis, l’électricité qui manque, pas d’eau au robinet, alors faire de la pacha… Et puis, franchement, vous seriez déçue : cela n’a rien d’extraordinaire, la pacha.
Je m’entête.
Il se renseignera.
La semaine suivante il me parle d’un restaurant où, paraît-il, on peut manger une pacha préparée comme il convient. J’ai pris soin d’oublier les poils flottant à la surface d’un bouillon souillé d’écume grise. J’imagine quelque chose qui tiendrait de l’andouillette, du papet vaudois et des tripoux d’Auvergne, je vois la peau tendue d’une saucisse que crève la fourchette : suinte un jus gras, odorant, consolateur. C’est qu’il me vient ici des nostalgies de cochonnailles. On ne se rend pas compte à quel point il est parfois dur d’être expatrié.
Mais, ce quartier-là, vous n’y pensez pas ! Impossible ! Trop dangereux ! Pas question !
Évidemment, j’aurais dû m’en douter, c’est toujours la même chose…
Alors Samir (quinze ans) me dit Moi ma tante fait la pacha, la mère de mon cousin Bassam, je peux vous emmener chez elle, elle vous expliquera, elle en fera pas une pour vous parce que ça prend un temps fou à préparer, faudrait que vous dormiez chez elle, d’ailleurs vous seriez la bienvenue, elle serait contente ma tante…
Non, Samir, c’est très aimable, mais je…
Bon, bon, alors juste pour un café et elle vous expliquera comment elle fait la pacha.
Mais lui-même, en a-t-il déjà mangé ?
Oui, bien sûr.
Et c’est si lourd que ça ?
Lourd ? Non ? pourquoi lourd ? Qui est-ce qui vous a dit ça ? C’est du mouton, c’est pas lourd ! Vendredi prochain on ira chez ma tante.
Le vendredi s’est passé sans nouvelles de Samir. Quand je l’ai revu, à quelque temps de là, il n’avait pas l’air gai. La famille de son cousin Bassam était partie : ils avaient chargé la voiture, payé les gardes pour trois mois et pris la route d’Amman, un matin, très tôt et sans prévenir personne. Comme des voleurs. Les parents de Samir se demandaient s’ils ne devraient en faire autant. Toutes ces menaces de mort, d’enlèvements…
Dans leur quartier plusieurs maisons ont déjà été désertées par leurs occupants. Des gardes s’y sont installés. Ils ont tiré sur le trottoir des chaises de bureau, de vieux canapés couverts de tissus à fleurs, des fauteuils à dorures, et ils restent assis là, leur kalachnikov sur les genoux, à bavarder jusque tard le soir avec les gardes des maisons voisines.
Je commence à penser que je ne saurai jamais ce qu’est au juste la pacha. Est-ce que cela fait partie de ces choses pour lesquelles on arrive toujours trop tard ? Ou bien faut-il y voir une conséquence infinitésimale et dérisoire des grands bouleversements que connaît ce pays ?

Bagdad, août 2004

                            

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    Paru le 5 novembre 2024

    Journal (2017 – 2022)