Deux textes écrits pour la Dictée de la francophonie à Damas (2010 et 2011)

« Les bourlingueurs ne se sont pas tous plu à relater leurs aventures. Beaucoup se sont succédé sans faire à quiconque le legs de leurs souvenirs, ne laissant, dans une vieille malle à soufflets doublée de velours incarnadin, que des cotonnades ocre, jonquille ou fauves qu’ils ont rapportées d’Afrique et des batiks indigo, souvenir de Java. Un daguerréotype les montre debout près du mât de misaine, scrutant l’horizon tandis que l’alizé austral caresse leurs cheveux aile de corbeau. Leurs héritiers trouveront encore des fac-similés de vieux portulans et peut-être, demeurée dans les poils d’une peau de chèvre mitée, une graine pourpre qui ne germera pas. 

D’autres ne se sont embarqués que parce qu’ils s’étaient laissé séduire par les mots rauques et empanachés de « perroquet » ou de « cacatois ». À la différence de ceux-là, ceux-ci, insoucieux de la susurration des moustiques autour de la lampe-tempête, noircissent avec une minutie de maniaque de petits carnets de moleskine, s’interrompant de temps à autre pour regarder les étoiles et rêver aux syzygies, aux tempêtes d’équinoxe et au livre qu’ils écriront un jour.  (Fin de la dictée des juniors)

Deux ou trois décennies plus tard, après avoir exhumé leurs vieux carnets, jusque-là jalousement gardés au fond d’un de ces bonheurs-du-jour acquis jadis dans un souk du Levant, ils vont faire leurs emplettes dans le grand marché du vocabulaire, explorant les éventaires les plus retirés, car c’est parfois parmi les vocables désuets et mis au rancart qu’on trouve les mots adéquats : ceux qui sonnent juste, brillants comme des quartz et polis comme des galets. Ils en remplissent leur havresac et deux gros cabas et, de retour à la maison, ils se mettent à l’établi. 

Ces jours bénis où l’on est tour à tour menuisier, joailler ou tisserand, quelque décourageant qu’ils puissent parfois paraître et quelles que soient les embûches qui les jalonnent, offrent ici-bas l’empyrée tant espéré. Sorte de colin-maillard joyeux qui amène quelques instants de félicité absolue, où l’on se dit en ronronnant : je fais exactement ce pour quoi j’étais fait. »

(D’après Nicolas Bouvier, « Petite morale portative ». Dans : L’information immobilière, automne 1996, no 61 – texte repris dans : Bleu immortel. Voyages en Afghanistan)


« Le départ de la grande course annuelle fut donné sous un soleil radieux. Le parcours n’offrait de prime abord aucune difficulté, et d’aucuns s’étaient laissé tromper par l’apparence anodine de l’épreuve. 

Jeunes et moins jeunes, en knickerbockers, godillots de marche et chaussettes garance, s’engagèrent avec entrain dans le sentier qui s’élevait entre les rhododendrons. Ils marchaient sans mot dire, chacun savourant dans son tréfonds les heureuses prémices de cette journée exceptionnelle.

À l’endroit où les conifères font place aux graminées, les plus jeunes firent demi-tour, cueillant à l’envi gentianes, ancolies et renoncules, et comptant les ocelles aux ailes des papillons. (Fin de la dictée des juniors)

Les vétérans poursuivirent l’ascension. 

Sous l’égide éclairée d’un vieux guide, personnage haut en couleur au visage boucané par l’air des cimes, ils se sont plu à longer des névés immaculés, passant à leur insu près des gemmes tapies dans l’obscurité immémoriale de la roche : quartz, béryls, agates et améthystes. 

Les cailloux d’un pierrier raide et austère crissaient sous leurs souliers ferrés. Le soleil avait disparu. Un couple de gypaètes barbus tournoyait contre une paroi abrupte propre à dissuader les amateurs de varappe les plus aguerris. 

On entendit comme un grondement sourd : cela venait du glacier qui depuis des siècles charrie tout ensemble dans son avancée inéluctable les roches fracassées et l’effroi des mortels. Puis un brouillard inopiné descendit sur eux comme un traquenard que leur aurait tendu la montagne. Mû par la frayeur, l’un des randonneurs fit volte-face, déclarant sans ambages qu’il n’irait pas plus loin. Il fut bientôt rejoint par d’autres qui, pour échapper plus vite à ce cauchemar, s’étaient laissés glisser sur le derrière. 

Cette année-là encore, les plus combatifs s’étaient approchés du sommet sans atteindre toutefois son éclat immarcescible que les nuages dérobaient à la vue comme une inaccessible perfection. »

(2011)


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    Paru le 5 novembre 2024

    Journal (2017 – 2022)